La destruction des contrefaçons dans les arts visuels : point d’actualité

Par Hélène Dupin et Pierre Hutt [1]

Article publié dans le Journal Spécial des Sociétés du 13 avril 2022, dans le cadre d’un partenariat avec l’Institut Art & Droit

 

Lorsque le caractère attentatoire aux droits d’auteur d’un objet des arts visuels est établi, se pose la question de la sanction prononcée par le juge. Or l’objectif doit être la mise hors circuit définitive des contrefaçons, dans l’intérêt des auteurs mais également des acquéreurs dont la confiance dans le marché doit être préservée.

 

En matière civile, l’article L. 331-1-4 du code de la propriété intellectuelle prévoit le retrait des circuits commerciaux ainsi que la destruction ou la confiscation au profit de la partie lésée. De surcroît, lorsque l’œuvre contrefaisante est revêtue d’une signature apocryphe, l’article 3 de la loi du 9 février 1895 sur les fraudes en matière artistique prévoit également la confiscation ou la remise au plaignant et, pour les personnes publiques, l’article L. 3211-19 du code général de la propriété des personnes publiques précise que les œuvres confisquées sur le fondement de la loi de 1895 peuvent être détruites ou déposées dans les musées de l’État et de ses établissement publics, après avis de l’autorité compétente de l’État.

 

On peut rechercher d’autres types de remèdes à la contrefaçon, comme un marquage sur l’œuvre indiquant qu’elle est contrefaisante avant sa restitution et avec l’accord du propriétaire du support. Cette méthode, pratiquée de manière amiable par certains ayants droit d’artistes ou sur décision de justice, ne peut être généralisée : elle peut s’avérer insuffisante selon le support de l’œuvre et la nature du marquage, d’autant que rien ne permet de garantir la pérennité d’un marquage.

 

La seule confiscation par les auteurs ou leurs ayants droit présente également un inconvénient majeur dans la mesure où il n’existe à ce jour aucune structure permettant de recevoir et d’entreposer indéfiniment des contrefaçons. Les artistes ou leurs ayants droit ne peuvent pas assurer la charge de la conservation définitive des objets contrefaisants. Quant au Musée de la contrefaçon à Paris, qui expose des collections constituées d’objets faux et contrefaisants, il s’agit d’un établissement privé qui n’a pas vocation à accueillir largement ces objets, a fortiori lorsqu’ils ne présentent aucun intérêt particulier, ce qui est le cas de l’immense majorité des contrefaçons d’œuvres d’art.

 

Aussi radicale soit-elle, la destruction est donc une sanction essentielle tant pour les artistes et leurs ayants droit que pour les acquéreurs potentiels : elle est la seule permettant de garantir efficacement que l’objet contrefaisant ne réapparaîtra pas sur le marché de l’art à plus ou moins long terme.

 

L’affaire Chagall

Or, une récente affaire Chagall, qui s’est achevée par un arrêt rendu par la Cour de cassation le 24 novembre dernier[2], a suscité un certain trouble en validant un autre type de remède à la contrefaçon consistant en l’apposition, non d’un marquage indiquant que l’objet est contrefaisant, mais de la simple mention « reproduction ». Dans cette affaire, suivant l’avis des spécialistes du comité Chagall puis de l’expert judiciaire, l’œuvre litigieuse avait été jugée contrefaisante en ce qu’elle constituait une mauvaise copie agrandie d’un tableau de Chagall, revêtue de surcroît d’étiquettes trompeuses et d’une fausse signature, ce qui pouvait également constituer une fraude en matière artistique voire une escroquerie.

 

Les juges de première instance ont très classiquement fait droit à la demande de destruction des ayants droit de Chagall, considérant que seule la destruction était de nature à permettre une éviction définitive des circuits commerciaux[3]. En appel, les juges ont infirmé le jugement sur ce point : tout en confirmant le caractère contrefaisant de l’œuvre, ils n’ont pas craint d’ordonner sa restitution à son propriétaire avec pour seule condition que soit apposée la mention « reproduction », considérant sans autre forme de motivation que la destruction de l’œuvre présenterait un caractère « disproportionné » et que cette mention suffisait à garantir l’éviction du tableau des circuits commerciaux[4].

 

Les ayants droit de Chagall et le comité se sont pourvus en cassation. Dans son avis, l’avocat général de la Cour de cassation recommandait la censure de l’arrêt pour défaut de base légale. Il attirait à juste titre l’attention de la Cour sur le fait, d’une part, que l’article L. 331-1-4 impose de faire cesser la contrefaçon pour l’avenir, ce qui suppose que la sanction ait un caractère définitif, et d’autre part que la mention « reproduction » était inadéquate en ce qu’elle ne fournissait aucune information sur le caractère illicite de l’objet. Rappelons en effet que s’il était établi que l’œuvre litigieuse était une reproduction, sa particularité essentielle était de ne pas avoir été autorisée par l’artiste ou ses ayants droit.

 

Par ailleurs, l’avocat général rappelait que si la détermination de la sanction adéquate relève de l’appréciation souveraine des juges du fond, cela n’empêche pas la Cour de cassation d’exercer son contrôle sur le respect du principe de réparation intégrale du préjudice. Or, réparer intégralement le préjudice causé par un tableau contrefaisant suppose « une exclusion définitive de tout négoce » et non l’apposition d’une mention qui ne fait pas obstacle à une nouvelle commercialisation « dès lors que les tiers ignorent qu’il s’agit d’un tableau contrefaisant ».

 

La première chambre civile a choisi de ne pas suivre cet avis et de rejeter le pourvoi en renvoyant à l’appréciation des juges du fond : « c’est dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation des modalités de réparation de l’atteinte retenue que la cour d’appel a estimé, en application des dispositions de l’article L. 331-1-4, alinéa 1er, du code de la propriété intellectuelle, que l’apposition de la mention ‘REPRODUCTION’ au dos de l’œuvre litigieuse, de manière visible à l’œil nu et indélébile, suffisait à garantir une éviction de ce tableau des circuits commerciaux ».

 

Cet arrêt, publié au bulletin, est éminemment contestable dans la mesure où il semble valider une sanction manifestement inadéquate d’un acte de contrefaçon, entretenant une confusion regrettable entre reproduction licite autorisée par les ayants droit et reproduction illicite non autorisée. A ceci s’ajoute en outre une confusion entre la reproduction, droit patrimonial de l’auteur au sens du code de la propriété intellectuelle, et la reproduction au sens du décret Marcus[5], qui impose cette mention pour la commercialisation des reproductions, étant rappelé qu’une contrefaçon, illicite par nature, ne peut faire l’objet d’une mise en vente en ce qu’elle ne constitue pas une chose dans le commerce (article 1128 du code civil).

 

Néanmoins, la portée de cette décision ne doit pas être exagérée, s’agissant d’un arrêt de rejet qui se borne à renvoyer à l’appréciation souveraine des juges du fond.  Il ne s’agit en aucun cas d’une remise en cause de la possibilité d’ordonner la destruction des œuvres contrefaisantes, sanction prévue par la loi et régulièrement réaffirmée par la jurisprudence.

 

La destruction, une sanction constitutionnelle

Dans une récente affaire, la chambre criminelle de la Cour de cassation a d’ailleurs refusé de transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité qui soulevait une prétendue absence de conformité de l’article L. 335-6 du code de la propriété intellectuelle, relatif aux sanctions de la contrefaçon en matière pénale, au droit de propriété[6]. Pour la Cour, la question posée ne présentait en effet pas de caractère sérieux dans la mesure où les peines de confiscation et de destruction des objets contrefaisants sont « justifiées par un motif d’intérêt général et proportionnées à l’objectif poursuivi qui est de garantir, pour l’avenir, que ces objets seront définitivement écartés de tout circuit commercial qui serait de nature à compromettre de nouveau les droits de propriété intellectuelle méconnus par l’auteur du délit ».  

 

Dans un arrêt postérieur rendu dans la même affaire[7], la chambre criminelle a repris ce même raisonnement pour valider la confiscation et la destruction de deux œuvres contrefaisantes, en rappelant que ces peines « garantissent de manière proportionnée que les objets contrefaisants seront définitivement écartés de tout circuit commercial afin de ne pas compromettre à nouveau les droits de propriété intellectuelle ».

 

Signalons enfin que le Conseil constitutionnel, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur les dispositions du code de procédure pénale prévoyant la non-restitution d’objets placés sous main de justice lorsque les objets constituent l’instrument ou le produit de l’infraction, a très récemment rejeté toute inconstitutionnalité de ces dispositions pour motif de contrariété au droit de propriété[8]. En effet, « ces dispositions, qui visent à prévenir le renouvellement d’infractions et à lutter contre toute forme d’enrichissement illicite, poursuivent l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public », raisonnement qu’il y a tout lieu de transposer aux œuvres contrefaisantes.

 

Ainsi, la destruction doit demeurer une sanction privilégiée en matière de lutte contre les contrefaçons. Il appartient aux artistes ou leurs ayants droit qui en sollicitent l’application de rappeler de façon argumentée pourquoi il s’agit de la sanction la plus adaptée en l’espèce. Les juges doivent en tout état de cause veiller au retrait définitif des contrefaçons de tous les circuits commerciaux et réparer de manière adéquate l’atteinte aux droits d’auteur, ce qui ne peut résulter en l’apposition de la mention « reproduction » sur des objets contrefaisants donc illicites.

 

Hélène Dupin est avocate, fondatrice du cabinet HDA, membre de l’Institut Art & Droit 

Pierre Hutt est avocat, collaborateur au cabinet HDA 


[1] Les auteurs remercient Me Sylviane Brandouy pour son précieux éclairage sur l’affaire Chagall.

[2] Cass. 1ère civ., 24/11/2021, 19-19.942, Publié.

[3] TGI Paris, 3e ch., 4e sect., 23/03/2017, n° 13/00100. 

[4] CA Paris, Pôle 5 – ch. 2, 15/02/2019, n° 17/15550. 

[5] Décret n° 81-255 du 3 mars 1981 sur la répression des fraudes en matière de transactions d'œuvres d'art et d'objets de collection.

[6] Cass. crim., 11/08/2021, n° 21-81.356.

[7] Cass. crim., 3/11/2021, n° 21-81.356.

[8] Cons. const., 3/12/2021, n° 2021-951 QPC.

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