Fraudes en matière artistique : De nouveaux problèmes à résoudre
Par Hélène Dupin, Avocate à la Cour, Fondatrice du cabinet HDA, Membre de l’Institut Art & Droit, Rapporteur général du groupe de travail sur la répression des fraudes en matière artistique
(Contribution introductive aux actes du colloque de l’Institut Art & Droit)
Les falsifications existent depuis les origines de l’histoire de l’art mais les faux artistiques se sont particulièrement multipliés à partir des dix-huitième et dix-neuvième siècles, quand l’attribution des œuvres est devenue un élément déterminant. Les faux représentent aujourd’hui une part non négligeable des biens échangés sur le marché de l’art, qui a lui-même a pris une place croissante dans l’économie mondiale : d’après Artprice, le marché mondial des ventes aux enchères répertoriées pesait 13 milliards de dollars en 2019 contre environ 3 milliards en 2002[1], chiffres auxquels il faudrait ajouter ceux des galeries, des courtiers ainsi que des transactions de gré à gré.
Malgré un manque criant de données chiffrées sur le faux artistique et la contrefaçon dans le secteur des arts visuels, on peut raisonnablement considérer qu’il s’agit d’un phénomène de grande ampleur : en partant d’une valorisation totale approximative du marché de l’art mondial à 65 milliards de dollars[2], la présence de 10 % de faux représenterait au niveau mondial 6,5 milliards de dollars, une somme comparable au chiffres d’affaires annuel d’une maison de ventes internationale comme Christie’s ou Sotheby’s[3].
Dans l’attente d’études quantitatives propres au secteur des arts visuels, il convient déjà de noter que les chiffres disponibles sur la contrefaçon en général mettent en évidence une tendance durable à la hausse dans le monde entier. Ainsi, selon le rapport 2020 sur les infractions aux droits de propriété intellectuelle de l’office européen de la propriété intellectuelle (EUIPO), la part de la contrefaçon dans le commerce mondial est passée de 2,5 % à 3,3 % entre 2013 et 2016, et l’Union européenne est particulièrement touchée[4].
Les chiffres les plus récents mettent en évidence une accélération massive de la contrefaçon en France depuis la pandémie de Covid-19 et les confinements. Selon l’UNIFAB, 9,1 millions de faux produits ont été saisis par les douanes françaises en 2021, soit une augmentation de 62 % par rapport à 2020. L’UNIFAB explique notamment cette forte hausse par l’explosion des achats en ligne[5].
De façon générale, les dernières années ont été marquées par un essor sans précédent de l’activité des places de marché en ligne. Il peut s’agir à la fois aussi bien de sites illicites spécialisés dans la vente de faux et contrefaçons, souvent abrités derrière une domiciliation dans des Etats peu soucieux du respect des droits des artistes, que de plateformes bien établies où une majorité de lots sont des faux. Cette expansion soulève notamment la question du renforcement des obligations mises à la charge des plateformes pour lutter contre les faux, qui se pose avec une acuité particulière à l’heure de l’adoption du Digital Services Act au niveau européen.
Les répercussions économiques de l’expansion du commerce des faux sont nécessairement significatives compte tenu du poids important du secteur des arts visuels pour l’économie française : une étude de 2019 évaluait ainsi le chiffres d’affaires total du secteur à 23 milliards d’euros en 2018, soit près de 1% du produit intérieur brut de la France, ce qui en fait le premier contributeur à l’économie du secteur culturel français[6]. Les faux ont de toute évidence un impact négatif en matière de fiscalité et d’emploi légal, bien qu’il ne soit pour l’heure mesuré. En matière de contrefaçon, l’OCDE estimait par exemple à 15 milliards d’euros le montant des recettes fiscales perdues chaque année pour les Etats membres sur la période 2013-2017[7].
Les acheteurs et consommateurs qu’ils soient amateurs d’art ou investisseurs, sont les premières victimes de l’expansion du commerce des faux, sans compter les professionnels et les institutions dont l’activité est parasitée par les faux. Quant aux artistes ou ayants droit, ils sont très nombreux à voir leur œuvre pillée et ne disposent bien souvent que de moyens très limités pour lutter contre ce fléau.
Face à ces nouveaux défis, il apparaît plus que jamais nécessaire de développer un arsenal législatif adéquat. Il importe également de sensibiliser les pouvoirs publics à l’importance de lutter contre ces infractions encore souvent jugées secondaires voire inoffensives, alors que le commerce illicite de biens culturels est selon l’UNESCO la troisième source de revenus pour les organisations criminelles au niveau mondial après le trafic de drogue et le trafic d’armes[8].
Ces exigences se heurtent notamment à une perception indulgente de la falsification artistique tant dans la culture populaire que dans le traitement des rares affaires traitées par la justice pénale. La figure du faussaire exerce en effet une véritable fascination qui s’est manifestée par une profusion de films et même par des expositions monographiques consacrées à des faussaires au cours des dernières années.
Les parcours des faussaires montrent que les sanctions sont peu dissuasives, même pour les rares faussaires condamnés à des peines de prison par la justice. Il peut même s’agir d’une forme de publicité permettant d’asseoir leur notoriété.
Ainsi, Eric le Tiec, condamné à quatre ans de prison par le tribunal correctionnel de Grasse le 25 janvier 2010 pour son activité de faussaire après des nombreuses condamnations pour cambriolage, conduite en état d'ivresse et trafic de drogue, a été libéré après deux ans d’emprisonnement. Il a publié son autobiographie « Confessions d’un faussaire » en octobre 2019, s’est établi à Grasse comme galeriste et a vendu ses propres œuvres en profitant de la renommée acquise par son activité de faussaire, avant son décès brutal dû une agression pour la fausse montre qu’il portait sur la Croisette en septembre 2021[9].
Les avancées techniques sont porteuses de nouvelles possibilités tant pour les faussaires que pour la détection des fraudes. Si le progrès des techniques d’analyse scientifique ouvrent des perspectives de meilleurs identification, à la condition d’être mise en œuvre à bon escient en complément d’une analyse stylistique sérieuse, l’avancée des connaissances sur les propriétés physicochimiques des matériaux incite également les faussaires à adapter leurs pratiques en conséquence.
Certaines initiatives scientifiques laissent entrevoir des perspectives d’utilisation de l’intelligence artificielle pour détecter les faux et contrefaçons : des scientifiques de la Case Western University de Cleveland ont ainsi annoncé en novembre 2021 avoir entraîné une intelligence artificielle à attribuer des œuvres à leurs auteurs en analysant des données 3D sur les coups de pinceaux des œuvres authentiques, qui permettraient de reconnaitre un « style involontaire » de l’artiste[10].
On peut également imaginer que les avancées de l’intelligence artificielle permettent parallèlement à certains faussaires de générer automatiquement des œuvres ressemblant à des œuvres authentiques, l’IA ayant déjà été utilisée pour compléter des symphonies inachevées[11], créer un robot-artiste[12] ou reconstituer et imprimer en 3D une œuvre non divulguée de Picasso[13].
Le développement récent des NFTs suscite également chez certains l’espoir de pouvoir améliorer la traçabilité des œuvres en les utilisant comme certificat d’authenticité. Si l’inscription dans un registre blockchain peut dans certains cas ouvrir des perspectives intéressantes, il est également à craindre que ces certificats réputés infalsifiables ne soient utilisés pour abuser des acheteurs crédules en étant associés à des œuvres physiques falsifiées.
Les nouveaux défis sont ainsi aussi immenses que multiples. Si aucune réécriture législative ne peut définitivement résoudre tous ces problèmes, il est plus que jamais indispensable de développer un arsenal juridique moderne pour y répondre avec une plus grande efficacité.
[1] Artprice : Le marché de l’art en 2019 ; Tendances du marché de l’art 2022.
[2] The Global Art Market in 2021, Rapport 2022 de Clare Mc Andrew pour UBS / Art Basel.
[3] Strong Results for Christie’s in 2021, communiqué de presse de Christie’s du 20 décembre 2021
2021: Historic Year In Review, communiqué de presse de Sotheby’s du 16 décembre 2021.
[4] OCDE/EUIPO : Trends in Trade in Counterfeit and Pirated Goods, 2019.
EUIPO : 2020 Status Report on IPR Infringement, juin 2020.
[5] UNIFAB : Plus de 9 millions de contrefaçons saisies par la douane française, communiqué de presse du 15 février 2022.
[6] EY / France Creative : L’économie mosaïque, 3è panorama des Industries Culturelles et Créatives en France, novembre 2019.
[7] OCDE/EUIPO : Trends in Trade in Counterfeit and Pirated Goods, 2019.
EUIPO : 2020 Status Report on IPR Infringement, juin 2020.
[8] UNESCO : Art Traffickers: Pillaging Peoples’ Identities, The UNESCO Courier, avril 2020.
[9] Alexandre Mottot (France Bleu Azur) : Mort du « pirate de l’art », la vie incroyable du faussaire Eric Piédoie Le Tiec sur la Côte d’Azur, 15/09/2021.
[10] CWRU researchers developing technique that could identify fake artworks using artificial intelligence, https://www.cleveland.com/news/2021/12/cwru-researchers-developing-technique-that-could-identify-fake-artworks-using-artificial-intelligence.html, 20/12/2021.
[11] Cette intelligence artificielle complète une symphonie de Mahler, https://www.huffingtonpost.fr/entry/cette-intelligence-artificielle-complete-une-symphonie-de-mahler_fr_5d768f4ee4b064513572a5c8, Huffington Post, 9.09.2019.
[12] Le premier artiste robot expose à Oxford, https://www.franceculture.fr/emissions/le-reportage-de-la-redaction/le-premier-artiste-robot-expose-a-oxford, France Culture, 12/06/2019.
[13] Caché sous un autre tableau, un Picasso disparu recréé grâce à l’intelligence artificielle, https://www.nouvelobs.com/culture/20190927.OBS19049/cache-sous-un-autre-tableau-un-picasso-disparu-recree-grace-a-l-intelligence-artificielle.html, l’OBS, 27/09/2019.