De la distinction entre le faux et la contrefaçon
Article publié dans la Gazette Drouot le 7 juillet 2017
PAR HÉLÈNE DUPIN ET NOÉMI DEBÛ-CARBONNIER
Depuis les scandales qui ont émaillé le marché de l’art ces dernières années et placé l’authenticité au cœur des débats, il n’est pas rare d’entendre dire qu’une œuvre non authentique est un faux.
Mais qu’est-ce qu’un faux ? En quoi se distingue-t-il d’une contrefaçon ?
Souvent peu connue, la différence entre contrefaçon et faux a une réelle utilité pratique sur le terrain judiciaire. Au pénal, il s’agit d’infractions distinctes qui obéissent à des régimes différents. Au civil – voie d’action la plus courante de nos jours, la voie pénale étant plutôt réservée au démantèlement des réseaux criminels –, la distinction est également d’importance.
DES DÉLITS COMPLÉMENTAIRES
En droit, la contrefaçon vise tout acte portant atteinte aux droits de propriété intellectuelle (droits patrimoniaux et droit moral) d’un auteur, tandis que le faux consiste en l’imitation ou la substitution frauduleuse de la signature ou du signe distinctif d’un artiste sur une œuvre d’art. On pourrait penser que ces délits se rejoignent, le champ large de la contrefaçon semblant inclure celui du faux, mais la jurisprudence a jugé de longue date que le régime de la contrefaçon ne protégeait pas contre les faux : le droit de paternité permet à l’artiste d’exiger que son nom figure sur ses œuvres mais ne l’autorise pas à demander la suppression de son nom sur une œuvre qui ne serait pas de lui.
Le besoin d’une protection spécifique du nom des artistes s’est fait ressentir avec force à la fin du XIXe siècle, en particulier à la suite d’une affaire qui a marqué le milieu artistique de l’époque : l’acquisition par Alexandre Dumas fils d’un tableau revêtu d’une signature de Jean-Baptiste Corot, qui s’est révélé être une œuvre de Paul-Désiré Trouillebert, peintre influencé par le style de Corot mais dont la renommée fût incontestablement moins remarquable. Pas plus la loi pénale (escroquerie, faux en écriture, faux commercial) que le droit d’auteur ne permettaient de sanctionner ce type de faux artistique. C’est sur l’initiative d’Agénor Bardoux, ancien sénateur de la IIIe République, qu’un projet de loi a été présenté en 1885, mais il faudra attendre le 9 février 1895 pour que la loi Bardoux soit enfin promulguée. Depuis cette date, les délits de faux et de contrefaçon coexistent en droit français – bien que la loi sur le faux n’ait jamais été intégrée au code de la propriété intellectuelle –, de manière à assurer, en théorie, une protection des artistes et la sécurité des transactions d’œuvres d’art.
LES LIMITES DE LA COMPLÉMENTARITÉ
Si la loi sur le faux a été accueillie avec enthousiasme par les amateurs d’art, qui ont unanimement salué ce complément à la protection du droit d’auteur, ses imperfections ont immédiatement été déplorées en ce qu’elles en limitent considérablement la portée.
Le champ d’application de la loi Bardoux est en effet très restreint. D’une part, les œuvres bénéficiant de sa protection sont énumérées limitativement dans une liste dont l’imperfection se fait ressentir aujourd’hui plus encore qu’à l’époque de sa promulgation. Seules sont visées, les « œuvres de peinture, sculpture, dessin, gravure et musique », ce qui exclut de nombreuses catégories d’œuvres ayant pourtant vocation à bénéficier de la même protection. Dans le domaine des arts visuels, concerné au premier chef, les photographies ou les œuvres des arts appliqués sont écartées et les installations d’art contemporain risquent également de poser des difficultés. D’autre part, la loi restreint encore son champ en limitant la protection aux œuvres non entrées dans le domaine public. Cette limite, qui ne tient pas compte de la durée perpétuelle du droit moral, cantonne la protection à soixante-dix ans après le décès de l’auteur. Même pour les œuvres effectivement protégées, la loi n’est pas aisée à mettre en œuvre et pas adaptée aux œuvres pour lesquelles l’identification de l’artiste par la signature n’est pas une caractéristique essentielle (arts premiers ou arts asiatiques par exemple). Le législateur n’a jamais remédié à ces lacunes. Paradoxalement, l’une des raisons de ce désintérêt tient peut-être précisément à l’application peu fréquente de la loi sur le faux, à laquelle ses imperfections la condamnent.
COMMENT LES CONJUGUER ?
Si un faux n’est pas nécessairement une contrefaçon et vice versa, il arrive aussi que les deux notions se recoupent. Pour simplifier, trois cas de figure se posent essentiellement. Premier cas : la copie d’une œuvre, totale ou partielle, non revêtue de la signature ou du signe de l’artiste constitue une contrefaçon et non un faux. Deuxième cas : en présence d’une imitation « à la manière de », le régime du faux s’applique si l’œuvre est revêtue d’une signature apocryphe, mais pas celui de la contrefaçon qui protège l’imitation d’une œuvre spécifique et non du style de l’artiste. Enfin, troisième cas : si une copie contrefaisante est revêtue d’une signature apocryphe, le faux et la contrefaçon se cumulent.
Cette distinction n’est pas uniquement formelle. Chaque qualification entraîne des différences importantes sur le terrain civil. En amont, les mesures préalables permettant de préserver les droits des demandeurs ou d’obtenir des preuves ne sont pas les mêmes et une erreur d’aiguillage peut être lourde de conséquences. Dans le cas d’une contrefaçon (simple ou doublée d’un faux), la saisie-contrefaçon, procédure spéciale sur requête, s’impose au demandeur. Cette mesure, d’une grande utilité pratique, obéit à un formalisme et à des délais rigoureux, mais toute autre mesure serait considérée comme un détournement de procédure et annulée. En revanche, face à un faux (non doublé d’une contrefaçon), la saisie-contrefaçon n’est pas autorisée et il n’existe aucune mesure spécifique, si bien que le demandeur doit se fonder sur les mesures de droit commun, sur requête ou en référé.
En aval, ce sont les sanctions qui divergent, au moins en partie. Au civil, la contrefaçon est sanctionnée par l’allocation de dommages et intérêts visant à indemniser le préjudice matériel et moral de l’artiste. Plusieurs peines complémentaires sont prévues, en particulier la possibilité d’ordonner la confiscation et la destruction des œuvres contrefaisantes. Ces mesures sont les seules à même de faire cesser la circulation d’œuvres illicites sur le marché de l’art qui, à défaut de confiscation et de destruction, réapparaitraient immanquablement. La loi sur le faux autorise quant à elle le juge à prononcer la confiscation des œuvres et leur remise au plaignant, sans prévoir expressément la destruction des faux. La loi pénale étant d’interprétation stricte, cela peut poser des difficultés pour les faux qui ne sont pas également des contrefaçons. Le législateur est tout de même intervenu en 1994 pour permettre la confiscation des faux, même en cas de non-lieu ou de relaxe pénale, au détriment des intérêts du possesseur de bonne foi, mais dans l’intérêt de la lutte contre les faux.
VERS UNE FUSION DES DEUX DÉLITS ?
La question se pose de l’opportunité d’appliquer des régimes si différents à des situations qui sont souvent assez proches. L’argument selon lequel cette dissociation s’imposerait car le droit d’auteur tend à assurer la protection des auteurs alors que la répression des faux a aussi pour fonction d’assurer la loyauté des transactions d’œuvres d’art, ne convainc qu’en partie.
Certains réclament d’ailleurs l’extension du droit de paternité à la protection du nom de l’auteur lorsqu’il est apposé frauduleusement sur une œuvre qui n’est pas de sa main, ce qui aurait pour effet d’étendre aux faux le régime de la contrefaçon. Une harmonisation des deux régimes, voire une refonte législative pour combler les lacunes et adapter la protection au XXIe siècle, pourraient avoir pour effet de redonner vigueur à la répression des faux artistiques, qui continuent à envahir le marché, ce qui serait dans l’intérêt des artistes, des amateurs d’art et de l’ensemble des professionnels du marché de l’art.
HÉLÈNE DUPIN EST AVOCATE, FONDATRICE DU CABINET HDA AVOCATS, MEMBRE DE L’INSTITUT ART & DROIT.
NOÉMI DEBÛ-CARBONNIER EST AVOCATE, COLLABORATRICE AU CABINET HDA AVOCATS.